• L’orthographe et ses bizarreries

    Les faux frères

    Une petite fiche sur ficher

    Lorsque ficher signifie « inscrire sur une fiche » ou « planter par la pointe », c'est un verbe du 1er groupe qui se conjugue tout à fait régulièrement. En revanche, dans son emploi familier 
    « mettre, jeter », il a un infinitif plutôt curieux :fiche ; d'où des phrases telles que : il faut le fiche dehors ; je n'en ai rien à fiche ! Sa conjugaison est celle du 1er groupe, mais son participe passé fichu est inattendu ; d'où il a fichu le verre par terre ; qu'est-ce que tu as fichu pendant deux heures ?

    Vaut-il mieux être deuxième ou second ?

    En principe, on doit employer deuxième lorsque l'ensemble considéré compte plus de deux éléments : il est arrivé deuxième de l'étape. Second serait donc réservé au dernier de deux. Il faut avouer que cette distinction est très inégalement respectée. On dit le plus souvent de seconde main et en second lieu, même s'il y en a un troisième. Parler de Seconde Guerre mondiale relève d'un solide optimisme. Et la deuxième mi-temps n'est pas toujours suivie d'une troisième très arrosée !

    Un après-midi ou une après-midi ?

    Ce mot peut s'employer au masculin ou au féminin : cet après-midi ou cette après-midi. Le masculin est toutefois plus fréquent : un bel après-midi d'été.
    Ce nom s'écrit avec un trait d'union, contrairement au groupe adverbial après midi : je viendrai cet après-midi mais je viendrai après midi.

    Transfuges

    Amour masculin au singulier, peut rester masculin au pluriel : « Ils sont là, c'est notoire/Pour accueillir quelque temps les amours débutants.» (BRASSENS). Mais dans la langue soutenue et littéraire, il n'est pas rare de trouver le féminin : « Ô mes amours si imparfaites, si précieuses d'être imparfaites, quand saura-t-on vous conjuguer à tous les temps ? » (ALLEN). Bien entendu, quand il s'agit de désigner des représentations du dieu de l'amour, le substantif est toujours masculin : des amours joufflus.
    Délice est masculin lorsqu'il est singulier (ce vin est un délice) et en principe féminin lorsqu'il est au pluriel : 
    « Délices profondes, plus secrètes qu'aucun battement de cœur profond. » (BERNANOS). Mais la forme masculine resurgit avec le numéral : C'est l'un de mes plus grands délices.
    Orgue est masculin au singulier. Au pluriel, si le mot désigne plusieurs instruments, il demeure masculin : Ces deux églises sont pourvues d'excellents orgues. Il est quelquefois féminin pour désigner l'ampleur de l'instrument. Les grandes orgues de Notre-Dame. « Orgues triomphantes, cloches, coups de canon. » (ANOUILH).

    Des accords troublants

    Palette de couleurs

    Une femme brune arbore une toque abricot ornée de rubans gorge-de-pigeon et porte des gants feuille-morte. Sa fille est châtain ; elle a une robe vert bouteille et des chaussures jaune citron. Les feuilles fauves et rouge sang contrastent avec les troncs ardoise.
    Cette orthographe s'explique par le fait que les adjectifs de couleur sont invariables lorsqu'ils sont associés à un autre adjectif ou à un substantif (généralement de chose, de minéral ou de plante) qui les nuance. Il en va de même des noms de chose, minéral ou plante utilisés seuls comme adjectifs. Font exception quelques termes assimilés par l'usage à de véritables adjectifs de couleur, et qui font donc l'accord : écarlate, fauve, incarnat, mauve, pourpre et rose.

    Des gens et des genres

    Les gens sont des personnes, hommes ou femmes, et pourtant des jeunes gens ne sont pas des personnes jeunes mais des jeunes hommes. Quant aux vieilles gens, ce ne sont pas que des vieilles femmes.L'accord de l'adjectif ou du participe qualifiant ce nom est compliqué. L'adjectif ou le participe se met au masculin lorsqu'il suit gens (ce sont des gens bien élevés) mais au féminin lorsqu'il le précède : « Il n'y a que les petites gens qui sont obligés de travailler pour vivre. » (H. BAZIN). On écrira donc, sans se démonter : toutes les vieilles gens étaient sortis.
    Il existe une exception toutefois : lorsque gens a un complément indiquant l'état ou la profession, l'adjectif est au masculin : certains gens de lettres.

    Le sujet n'est pas toujours celui qu'on croit...

    Le verbe s'accorde avec son sujet, bien qu'on puisse croire parfois qu'il s'accorde avec l'attribut. Sa grande distraction (attribut) étaient les échecs (sujet). Les auteurs classiques y étaient attentifs : « Le partage de l'homme sont les douleurs et les maux. » (RACINE). Les auteurs modernes l'oublient quelquefois : « La spécialité de Clarvin était les pralines. » (HENRI DE RÉGNIER). Une telle orthographe fait du terme qui le précède le sujet du verbe, ce qui ne devrait se concevoir que pour ménager un effet de surprise.

    Repassons les règles du participe passé

    Avec le verbe être, c'est facile : le participe s'accorde en genre et en nombre avec le sujet : elle est déjà partie ; elle et son frère sont rentrés tard.

    Avec le verbe avoir, les choses se compliquent un peu :
    Le participe s'accorde avec son complément d'objet direct si ce dernier est placé avant le participe : 
    « Ma tante me parlait aussi beaucoup de l'Ancien et du Nouveau Testament qu'elle avait lus et relus bien des fois. » (GREEN). « Que de tours elle m'a joués ! » (COCTEAU). « La dernière nuit que j'y ai vécue. » (MAURIAC).
    Il demeure invariable dans les autres cas, c'est-à-dire si le verbe n'a pas de complément d'objet direct, par nature ou en raison du contexte : verbes construits intransitivement, transitifs indirects ou impersonnels (les efforts qu'il a fallu déployer).
    Devant un infinitif, l'accord ne se fait que si le complément d'objet direct du participe est en même temps le sujet de l'infinitif : « Jamais on ne les avait entendus dire avec tant d'assurance que tout allait changer. » (GUILLOUX) mais « Des paroles que j'avais entendu prononcer autrefois par un ecclésiastique anglais. » (GREEN).
    Avec un verbe pronominal, la complexité croît. Les verbes qui sont toujours pronominaux : s'évanouir, s'enfuir, se suicider, etc. accordent leur participe avec le sujet du verbe, qui désigne le même acteur que le pronom réfléchi se : Elles se sont enfuies de leur école.
    La seule exception, car il en faut bien une, est constituée par le verbe s'arroger.
    Les verbes occasionnellement pronominaux sont traités comme s'ils étaient conjugués avec l'auxiliaire avoir : « Tu t'es mise à sangloter au milieu des blessés. » (ANOUILH). Elle s'est réservée pour le dessert mais « Mme de Saint-Papoul s'est réservé la chambre aux boiseries. » (ROMAINS).

     

    Les paronymes qui « enduisent d'erreur »

    Les paronymes sont des mots d'orthographe et de prononciation presque identiques, à l'origine de bien des confusions dont certaines peuvent aller jusqu'au contresens ou simplement faire rire.

    Abjurer peut se faire sans adjurer, car on peut abandonner solennellement sa religion sans supplier quiconque.

    Proscrire est le contraire de prescrire mais on peut faire les deux et le médecin peut proscrire le sel de votre régime, « l'interdire formellement » tout en vous prescrivant, « recommandant expressément » de l'exercice au quotidien.

    On peut enduire, « recouvrir une surface d'une matière », et dans le même temps induire, « raisonner par induction », mais c'est un peu risqué.

    Évoquer signifie « rappeler à la mémoire » : « Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses » (BAUDELAIRE). Mais invoquer, au sens propre, a une signification plus ou moins teintée de religiosité et signifie « appeler à son aide par la prière » : « une image de saint qu'on peut invoquer à l'heure du danger » (GAUTIER).

    Éruption et irruption : ces mots contiennent tous les deux l'idée de « violence », mais « vers 
    l'extérieur » pour éruption, « vers l'intérieur » pour irruption. Les éruptions volcaniques peuvent faire des victimes et il a fait irruption dans la pièce.

    Dans inclination et inclinaison, il y a l'idée de « pente ». Le premier mot appartient à la langue soutenue et évoque l'idée de « penchant naturel » :l'inclination au bien, de mauvaises inclinations. L'inclinaison, « état de ce qui est incliné », s'emploie dans des contextes concrets : l'inclinaison d'un terrain, d'une route, d'un navire.

    Prodige est un nom et un adjectif qui qualifie une personne aux talents extraordinaires : Mozart fut un pianiste prodige. Mais était-il pour autant prodigue, « qui dépense sans compter » ?

    La conjecture est une « opinion appuyée sur des probabilités » : « Il avait des battements de cœur et se perdait en conjectures » (FLAUBERT) alors que conjoncture signifie « situation » et s'emploie surtout dans les domaines économique et politique : la conjoncture est peu favorable pour les placements.

                                                                                                           

    Quand les sons s'en mêlent et s'emmêlent : les homonymes

    Les homonymes sont des mots dont la prononciation est identique, alors que leur orthographe et leur sens sont différents. Sans vigilance, c'est la faute assurée !

    Ainsi le ver de la pomme n'est pas le vers de La Fontaine et le verre à champagne n'est pas le vert de la campagne. Cendrillon perdit sa pantoufle de vair (« fourrure de petit-gris »), ce qui n'empêcha pas Perrault d'écrire pantoufle de verre.

    On peut chercher des repères pour retrouver son repaire.

    À vos calculettes ! Si vous donnez à chacun deux cents euros, serez-vous plus démuni que si vous donnez à chacun d'eux cent euros?

    Prononciations inattendues

    Le t de gent ne doit pas se prononcer, pas plus que celui de prompt.

    Le p de sculpteur ne se prononce pas mais pour celui de dompteur, vous avez le choix.

    Ball, dans football, basket-ball, volley-ball, baseball, mots anglais, se prononce avec un o, mais dans handball, mot allemand, il se prononce avec un a.

    Au début d'un mot, le œ se prononce eu s'il est suivi d'un i ou d'un u : œil, œillet, œuf, œuvre. Il devrait se prononcer é lorsqu'il est suivi d'une consonne : œcuménique, œdème, Œdipe, œnologie mais l'usage le transforme souvent en eu !

    Questions de bon sens

    Du changement de sens au tour critiqué

    Achalandé, formé sur le mot chaland « client », a d'abord signifié « qui est fréquenté par de nombreux clients » (en parlant d'un magasin, d'une boutique). Le glissement au sens de « bien approvisionné », autrefois condamné par les puristes, est toutefois passé dans la langue.

    Faire long feu signifie à l'origine « ne pas partir » en parlant de l'amorce d'une arme à feu. Aujourd'hui, on l'emploie au figuré au sens de « traîner en longueur » et de « rater ». L'emploi au sens de « durer longtemps » est un contresens : « Un petit miracle en somme et qui devait faire long feu dans les saints propos de la famille. » (BAZIN).

    À la forme négative, le sens le plus fréquent est « ne pas durer longtemps, ne pas rester » : « Je vois d'ici que nous ne ferons pas long feu dans cette maison. » (G. MARCEL).

    Quelques confusions courantes

    Courbatu vient de l'ancien verbe courbattre « battre à bras raccourcis ». Il s'est d'abord appliqué au cheval qui avait les jambes raides d'avoir trop travaillé, comme s'il avait été « battu », mais un t a disparu... D'un emploi assez recherché de nos jours, il signifie « qui ressent une lassitude extrême dans tout le corps ». Il n'est donc pas à confondre avec courbaturé « qui souffre de courbatures ».

    Il ne faut pas confondre décade qui est « une période de dix jours » et décennie « une période de dix 
    ans » : les mois grecs étaient divisés en décades ; il a régné pendant trois décennies.

    Au temps pour moi, j'écris autant pour moi !

    On devrait écrire autant pour moi pour dire « la même quantité pour moi » mais au temps pour moi pour reconnaître son erreur. Cette dernière expression viendrait du langage militaire, où au temps ! se dit pour commander la reprise d'un mouvement mal effectué. Ainsi, au temps pour les crosses est l'ordre donné quand les crosses de fusils ne sont pas retombées en même temps.

    Méfions-nous des doubles négations !

    Vous n'êtes pas sans ignorer ne signifie pas « vous savez » mais « vous ignorez ». Il faut dire vous n'êtes pas sans savoir quand on veut dire « vous savez » : Vous n'êtes pas sans savoir que la loi l'interdit.

    Le pronom personne a, à l'origine, un sens positif et il n'est pas nécessairement accompagné de ne. C'est notamment le cas dans les phrases interrogatives ou après un terme de comparaison : « Je suis meilleur juge que personne de ce qui lui convient. » (AUGIER). Connaissez-vous personne qui puisse vous répondre ? (« qui que ce soit ») et avec un verbe de sens négatif : « Elle nia avoir jamais donné d'œillets rouges à personne qu'à Évariste. » (FRANCE).

    Deux ou trois choses qu'il ne faut pas dire :Barbarismes et solécismes

    Le barbarisme est le propre du « barbare » qui s'exprime mal. C'est une faute grave sur la forme ou le sens d'un mot, l'emploi de mots forgés ou déformés : il *conclua (pour il conclut), un *dilemne (pour un dilemme), un *aréoport (pour un aéroport)

    On prendra garde, cependant, à la minceur de la frontière qui sépare le barbarisme du néologisme : en effet, un mot nouvellement fabriqué semble « barbare » au premier abord, et peut être admis peu à peu. Ce fut le cas debaser, sélectionner, fiabilité ; ça l'est encore de solutionner.

    Et certains écrivains ne manquent pas de hardiesse : « La céruléinité de l'atmosphère » (QUENEAU). 
    « Où trouverais-je le plaisir de camarader ? » (COCTEAU).

    Le solécisme concerne plutôt les problèmes de syntaxe ou d'alliance entre les mots. En voici quelques exemples : « Ma tête commence à bouillir, moi que mon vélomoteur, qui n'est qu'un vélomoteur, il suffit que sa dynamo bafouille pour que je me sente emprunté. » (AUDIBERTI). « J'attends donc la Mirelle qu'elle rentre. » (CÉLINE).

    Pléonasmes

    Qu'ont donc en commun les expressions suivantes : descendre en bas ; monter en haut ; marcher à 
    pied ; préparer d'avance ; se renverser en arrière ; sortir dehors ; prévenir d'avance ; prédire l'avenir ; les principaux protagonistes

    Ce sont toutes des pléonasmes, car on ne fait que répéter une information qui vient d'être énoncée. Il arrive parfois que le pléonasme se soit tellement bien installé dans l'usage qu'il ne choque plus 
    personne ; c'est le cas du gai luron.

    Ces chers disparus

    L'usage a délaissé certains verbes qui ne se rencontrent plus que dans des textes anciens. Ces disparus ont quelquefois laissé des vestiges dans la langue moderne : participe passé ou présent, dérivés, etc.

    Ainsi forcené nous vient du verbe forsener « être hors de sens, furieux ».

    Le verbe ardre, du latin ardere « brûler » a laissé une trace dans l'adjectif ardentqui signifie « en feu » mais aussi « impétueux, zélé ».

    Férir, qui signifiait « porter », n'apparaît plus que dans l'expression sans coup férir.

    Semondre, du latin submonere « avertir secrètement », était encore vivant au XIXe siècle pour signifier 
    « inviter, convier ». Son participe passé semons, semonce nous a donné le nomsemonce, qui a le sens 
    d'« ordre, avertissement ».