• Le chêne et le roseau (page 153)

    Commentaire de texte: « Le Chêne et le Roseau » de Jean de La Fontaine


     

    1    Le Chêne un jour dit au Roseau :
    2    Vous avez bien sujet d’accuser la Nature ;
    3    Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
    4             Le moindre vent qui d’aventure
    5             Fait rider la face de l’eau
    6            Vous oblige à baisser la tête :
    7   Cependant que mon front, au Caucase pareil,
    8   Non content d’arrêter les rayons du Soleil,
    9            Brave l’effort de la tempête.
    10  Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.
    11  Encore si vous naissiez à l’abri du feuillage
    12            Dont je couvre le voisinage,
    13            Vous n’auriez pas tant à souffrir :
    14            Je vous défendrais de l’orage ;
    15            Mais vous naissez le plus souvent
    16  Sur les humides bords des Royaumes du vent.
    17  La nature envers vous me semble bien injuste.
    18   - Votre compassion, lui répondit l’Arbuste,
    19  Part d’un bon naturel; mais quittez ce souci.
    20       Les vents me sont moins qu’à vous redoutables.
    21  Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
    22            Contre leurs coups épouvantables
    23            Résisté sans courber le dos ;
    24  Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots
    25  Du bout de l’horizon accourt avec furie
    26            Le plus terrible des enfants
    27  Que le Nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
    28            L’Arbre tient bon; le Roseau plie.
    29            Le vent redouble ses efforts,
    30            Et fait si bien qu’il déracine
    31  Celui de qui la tête au Ciel était voisine,
    32     Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts.

    Présentation de l’auteur

    Jean de La Fontaine (1621-1695) est une figure indissociable du classicisme (période correspondant au xvIIe siècle) et de la littérature française en général. L’époque classique est marquée notamment par le mécénat de Louis XIV, dit le « Roi-Soleil », qui finance et protège plusieurs écrivains notoires, dont Molière, Jean Racine et Nicolas Boileau. Ce mécénat favorise le développement de la littérature, ou du moins en assure la valorisation, mais il oblige en revanche les écrivains protégés à demeurer prudents. Les auteurs invités à la cour de Louis XIV, en effet, doivent se soumettre à plusieurs conventions parfois contraignantes. Surtout, ils doivent éviter de critiquer le pouvoir royal... Contrairement à ses contemporains, Jean de La Fontaine a écrit une partie importante de son œuvre en marge de la cour, étant protégé non pas par Louis XIV, mais par Nicolas Fouquet. Bien qu’il ait fréquenté des salons littéraires associés au pouvoir, La Fontaine a ainsi conservé une indépendance d’esprit qui lui a permis de critiquer, avec subtilité et intelligence, l’absolutisme du « Roi-Soleil ».

    À l’instar de plusieurs des écrivains classiques, La Fontaine voue une admiration sans borne aux auteurs grecs. Lors de la querelle entre les « Anciens » et les « Modernes », un débat intellectuel qui marquera l’époque classique, La Fontaine se range du côté des « Anciens », ceux qui admirent les auteurs grecs et latins. C’est d’ailleurs un auteur grec, Ésope, qui inspire l’écriture de plusieurs de ses fables, un genre littéraire qui appartient au domaine de la poésie, mais qu’on reconnaît surtout par son style narratif : les fables, contrairement aux ballades ou aux sonnets, racontent souvent une petite histoire. Les fables de La Fontaine, par ailleurs, sont caractérisées par la présence d’animaux et de végétaux, qui s’expriment par la parole. Enfin, il importe de mentionner que La Fontaine appartient à une branche du classicisme que l’on nomme les « Moralistes ». La plupart de ses fables contiennent en ce sens une morale, ou du moins un enseignement ou une leçon.

    Présentation du poème « Le Chêne et le Roseau »

    Cette fable qui compte trente-deux vers met en scène deux « personnages » : le chêne, symbole de puissance et d’autorité ; et le roseau, associé au contraire à la faiblesse ou à la vulnérabilité. Comme nous le verrons dans le commentaire de texte, il s’agit d’une fable comportant une dimension politique, dans la mesure où le chêne représente notamment le pouvoir royal. Conformément à l’esthétique classique, cette fable contient des allusions à la mythologie grecque (« l’Aquilon » et le « Zéphyr », expliqués en note en bas de page) et est d’une grande clarté syntaxique. D’un point de vue formel, La Fontaine fait alterner les octosyllabes (huit syllabes) et les alexandrins (douze syllabes). Nous remarquons par ailleurs la présence d’un dialogue entre le chêne et le roseau, dialogue qui se poursuit jusqu’au vingt-quatrième vers, où s’effectue un passage vers la narration. Dans le cadre d’une récitation, le lecteur devra incarner les différents personnages sans sombrer dans la « théâtralisation ».

    Analyse

    Le commentaire composé que nous vous proposons repose sur une hypothèse qui constituera notre idée directrice : la fable « Le Chêne et le Roseau » constitue une satire politique. Dans le paragraphe d’introduction, nous indiquons en caractères gras les idées qui structurent cette analyse.

    Voici quelques questions – auxquelles vous trouverez les réponses dans le commentaire qui suit – pouvant servir d’amorce à l’analyse.

    1. Repérez des mots appartenant au champ lexical du pouvoir. Que signifie ce champ lexical ? Que nous apprend-il sur le sens général du poème ?
    2. Repérez des périphrases et dites ce qu’elles signifient.
    3. Cette fable comporte une dimension ironique. Dans quelle mesure la fin du poème est-elle ironique ?
    4. Quelle est la morale de cette fable ?

    Commentaire composé

    Plus indépendant du pouvoir royal que ses contemporains, Jean de La Fontaine a développé dans ses fables des thèmes qui ne devaient pas plaire au monarque absolu que fut Louis XIV. Derrière les histoires amusantes où interagissent entre elles des espèces de la faune et de la flore, et au-delà de la morale que les fables de La Fontaine proposent, se cachent souvent des critiques sociales et politiques. La fable intitulée « Le Chêne et le Roseau » véhicule en ce sens un discours satirique : La Fontaine, en faisant interagir deux végétaux antagonistes, évoque et critique la situation politique de son temps. Nous allons étudier cet aspect en montrant premièrement que le chêne représente le pouvoir royal. Nous verrons ensuite comment La Fontaine évoque les défauts de ce pouvoir, qu’il critique et conteste subtilement.

    Bien que cette idée ne soit jamais explicite dans le texte, le chêne représente à plusieurs égards le pouvoir royal. En effet, cet arbre robuste possède les caractéristiques d’un monarque absolu. Pour illustrer cette idée, nous pouvons remarquer tout d’abord qu’un champ lexical du pouvoir traverse la fable : il est question d’un oiseau nommé « Roitelet » (vers 3); on dit du vent qu’il « oblige [le roseau] à baisser la tête » (vers 6); La Fontaine emploie les mots « Royaume » (vers 16) et « empire » (vers 32). Ce champ lexical ajoute clairement une dimension politique au texte et suggère la supériorité du chêne. Ce dernier, à l’image du Roi-Soleil, se dépeint par ailleurs comme un être sublime. En effet, il semble invincible puisqu’il « arrêt[e] les rayons du soleil » (vers 8) et « brave l’effort de la tempête » (vers 8). Par opposition à la faiblesse du roseau, le chêne apparaît comme un être fort, prétentieux et puissant.

    Nous venons de constater que le chêne affiche sa supériorité face au roseau. Cette condescendance constitue un des nombreux défauts de cet arbre réputé noble. À ce propos, notons que le chêne, devant le roseau plus faible qui « baisse la tête » et « courbe le dos » (vers 23), fait preuve d’une grande arrogance. « Mon front », dit-il avec assurance, est « au Caucase pareil ». Le Caucase, région montagneuse et mythique de l’Europe orientale, symbolise la hauteur. À l’image du Roi-Soleil, le chêne se compare donc encore une fois à une force de la nature. Comme le remarque le roseau, la noblesse du chêne dissimule un autre défaut encore plus important que tous les autres : sa rigidité. À la fin du poème, le vent qui est désigné par une périphrase et une personnification (« le plus terrible des enfants / Que le Nord eut porté jusque-là dans ses flancs », vers 26-27) « déracine » (vers 30) le chêne tandis que le roseau ne fait que « plie[r] » (vers 28). Autrement dit – et ce serait ici une des morales de la fable – la force du chêne se retourne contre lui : un coup de vent violent peut l’anéantir, tandis que le roseau se maintient en vie en échange de quelques courbettes.

    Allons maintenant plus loin dans notre lecture politique de cette fable. Si le chêne représente le pouvoir royal, il est permis de supposer que le roseau symbolise pour sa part les sujets de ce roi, ou, par extension, le peuple qui lui est soumis. Il est donc possible de lire cette fable comme une critique du pouvoir. Nous pouvons constater que le roseau est victime d’injustice : un petit oiseau est pour lui « un pesant fardeau » (vers 3). Même si, devant les propos condescendants du grand arbre, le roseau semble dans une position de soumission lorsqu’il assure à son interlocuteur qu’il comprend que sa « compassion […] part d’un bon naturel » (vers 18-19). Il faut comprendre qu’il s’agit ici d’une antiphrase dans laquelle le roseau dit le contraire de ce qu’il pense pour critiquer de manière ironique l’attitude du roi tout en demeurant courtois. Cette ironie subtile laisse croire que le roseau souhaiterait peut-être se révolter. Mais cette révolte, c’est plutôt le vent violent qui l’accomplit. En effet, le vent qui « déracine » le chêne peut très bien être perçu comme une image de la Révolution. Le vent fait tomber « Celui de qui la tête au ciel était voisine » (vers 31). Ce vers est une périphrase qui désigne sans doute le roi, qui selon la tradition monarchique est appelé à régner par un décret divin.

    Nous venons de mettre en lumière l’aspect politique de cette fable, en montrant tout d’abord que le chêne représente le pouvoir royal. Or ce représentant du pouvoir est présomptueux et condescendant, si bien qu’il sera victime, à la fin du poème, d’une révolte incarnée par un vent violent, ce qui le punit en quelque sorte pour son arrogance. Soulignons que les fables de La Fontaine comportent souvent, en ce sens, une visée morale. Pour résumer la morale de cette fable, nous pourrions citer le proverbe selon lequel « dans les petits pots se trouvent les meilleurs onguents ». Malgré sa faiblesse, le roseau est en effet celui qui résiste au vent…


     Aquilon : dans la mythologie grecque, l’Aquilon est un vent du nord, froid et violent.

    Zéphyr : vent doux et agréable.

    En savoir plus :

    Annonce des axes de lecture

    La Fontaine nous entretient ici d’une fable à morale implicite.

    Le Chêne et le Roseau font office de 2 personnages opposés, le fort face au faible. Mais ici, La Fontaine renverse les rôles et bafoue son dogme au profit d’une fin peu commune à ses vers. Le problème est alors de savoir comment Jean de La Fontaine réussit-il à controverser sa morale habituelle, au profit d’une morale toute opposée.

    Pour cela, nous utiliserons trois axes d’étude: la parole du chêne, la parole du roseau puis la morale.

    Commentaire littéraire

    I. La parole du Chêne

    Dès le vers 2, le chêne engage le dialogue. Il y a alors déjà une notion de domination, par l’initiative de la parole.

    Nous remarquons une certaine fierté du chêne, avec la quantité, le registre soutenu et les effets de syntaxes. Le chêne possède également le pouvoir, avec les hyperboles et l’usage de la première personne.
    Au vers 7 (« Cependant que mon front, au Caucase pareil, »), nous remarquons une métaphore hyperbolique ayant pour but de démontrer la prédominance du chêne. Il est alors, dès ce moment, élément de force et de protection.

    Il y a dès lors installation d’un champ lexical de la protection et de la force, avec les expressions « non content d’arrêter les rayons du soleil », « brave l’effort de la tempête », « tout me semble zéphyr », « je couvre », « je vous défendrais ». Cela peut faire figure d’arrogance.

    De plus, le chêne en arrive à dénoncer la nature pour le fait que le roseau, différent de lui, est constamment « bousculé » : 
    - vers 2 : accuser la nature,
    - vers 11 : si vous naissiez,
    - vers 15 : mais vous naissiez,
    - vers 17 : nature bien injuste.
    La nature est donc ici accusée, mais le chêne, entre autres, en dénonçant la nature, dénonce de même le destin, pourtant inéluctable.

    Le chêne énumère les difficultés du roseau, et cherche à comparer, au vers 10 (« Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr. »), avec une césure à l’hémistiche antithétique qui marque bien l’opposition.

    Pour finir, le chêne éprouve de la compassion envers le roseau. Cette compassion paraît hypocrite, moqueuse. Au vers 14, il propose ses services au roseau, mais ne peut rien faire. Il fait son propre éloge.

    Le dialogue du chêne montre donc en lui un désir de domination, d’écrasement, avec tout de même de la compassion pour le roseau, qui lui répond alors.


    II. La parole du roseau

    A partir du vers 18 jusqu’au vers 24, c’est au tour du roseau de parler, de répondre aux phrases du chêne. Nous remarquerons que son intervention est bien moins longue et structurée que celle de son interlocuteur, mais toute aussi importante.
    Le roseau n’est pas égocentrique comme le chêne, et n’utilise pas de formes hyperboliques poussées.

    Nous pourrons alors parler de la faiblesse du roseau, mais faiblesse uniquement apparente, car sa force vient de la souplesse, ce qui lui confère de l’habileté.

    Nous remarquerons une diérèse appuyée sur le mot « compassion », vers 18, qui montre bien la réponse du roseau au chêne sur sa charité. Le roseau rejette la charité du chêne, et montre ainsi qu’il n’est pas dupe sur le jeu du chêne qui essaie de se mettre en valeur. Le roseau montre également ainsi qu’il est sûr de sa propre force.

    Nous remarquerons de plus, vers 21, un rythme croissant de la forme 2/4/6 : cela confère au roseau une prise de confiance progressive, afin d’essayer d’égaler, mais sans réussite, les propos du chêne.

    La dernière parole du roseau « Mais attendons la fin » sonne comme un pari envers le chêne. Il y a alors une incertitude, et nous commençons à comprendre que le roseau a peut-être raison. C’est alors que la nature intervient, sous les traits du vent.


    III. La morale

    La morale de cette fable est ici implicite : La Fontaine termine sur un fait. C’est au lecteur d’imaginer la morale.
    La nature est écrite avec une majuscule, ce qui lui confère de la grandeur et du respect. Elle intervient du vers 25 à la fin, comme juge des deux discours précédents.

    Désignée en métaphore (et en périphrase) comme « Le plus terrible des enfants », le vent parvient alors à déraciner le chêne. Le roseau ayant plié mais ne s’est pas rompu.

    La Fontaine parle peu du roseau dans cette partie, mais celui-ci sort victorieux du combat. En revanche, il parle beaucoup du chêne : les deux derniers vers peuvent montrer la fatalité de la mort du chêne.

    C’est une morale rare et insolite qui surprend.



    Conclusion

    Le chêne, puissant et imposant protecteur égocentrique se voit déraciné par le vent, sans avoir pour autant plié. De son côté, le roseau est resté debout, mais avec habileté, en courbant la tête.
    La Fontaine arrive donc à inverser son dogme, sa thèse habituelle, en lui trouvant une exception qu’il exploite. « La loi du plus fort n’est pas toujours la meilleure » pourrait être la morale de cette fable.