• Les pronoms neutres

    LES PRONOMS NEUTRES IL/CE/ÇA ;

    UNE COMPARAISON DE LEURS EMPLOIS ET DE LEUR SIGNIFIÉ

    Il peut sans doute sembler curieux à certains de vouloir comparer trois pronoms, le il impersonnel et les pronoms neutres ce et ça, trois pronoms qui ne relèvent pas de la même classe pronominale ; en effet, le il impersonnel est classé comme pronom personnel alors que ce et çasont répertoriés comme pronoms démonstratifs. Une comparaison entre ces trois pronoms se justifie toutefois si l’on considère que, d’une part, ils se retrouvent régulièrement classés ensemble comme pronoms neutres par les grammairiens et que d’autre part, ils ont tous les trois comme origine des démonstratifs latins. De plus, si l’on s’arrête à observer les emplois de chacun, on remarque qu’il y a parfois possibilité d’alternance d’un pronom à l’autre. L’étude des différents emplois de il, de ce et de ça permet de mettre en évidence ce qui oppose et ce qui rapproche ces trois pronoms tant dans leur emploi en discours que dans leur signifié en langue. C’est ce qui fera l’objet de cette communication.

    1. Le pronom il impersonnel

    Ce pronom a comme origine le démonstratif neutre latin illud, forme rattachée à la troisième personne et signifiant cela. Au début de l’ancien français, les verbes impersonnels s’emploient encore sans pronom. Ce n’est qu’à partir du XIIe s. que l’emploi du il impersonnel s’étend peu à peu, pour finalement se généraliser vers la fin du XVe s. Cette forme s’impose progressivement dans divers emplois dont certains diffèrent de ceux que l’on observe en français moderne. Encore aujourd’hui subsistent des emplois, archaïques ou familiers, où un verbe impersonnel apparaît sans pronom, par exemple : reste à savoir ; mieux vaut ne pas répondre ; faut le faire.

    Si l’on consulte les grammaires d’usage, on peut lire presqu’invariablement que le il impersonnel est un pronom neutre employé comme sujet de verbes impersonnels (ex : il faut partir) ou de verbes en emploi impersonnel (ex : il fait froid). On y lit également que ce il est le sujet apparent, ou sujet grammatical, dans une phrase comme : il est arrivé un malheur, le sujet réel, ou logique, étant un malheur. On peut ainsi constater que l’étude de ce pronom est intimement liée à celle des verbes impersonnels ou considérés comme tels.

    C’est par ce biais que le seul linguiste guillaumien qui, à notre connaissance, s’est arrêté assez longuement sur le sujet, G. Moignet, a traité du il impersonnel. Moignet définit le verbe impersonnel – ou selon sa terminologie, le verbe unipersonnel – comme « une sémantèse dont la personne d’univers est incapable de s’assimiler à la personne humaine du moi – incapable, en un mot, de sortir d’elle-même. » (Moignet 1974 : 63) On peut lire plus loin : « une sémantèse pour laquelle la langue ne trouve pas d’intérêt à l’abandon de la personne d’univers ». (ibid.)

    On comprend que le verbe unipersonnel, de par sa sémantèse, oppose un refus d’incidence à la personne humaine. La seule incidence externe permise au verbe unipersonnel est une incidence à la personne d’univers représentée par le pronom il. Moignet lie donc étroitement le pronom ilà la personne d’univers. « Le pronom personnel il du verbe unipersonnel est donc le pronom de la personne d’univers, immanent au plan verbal, indétachable de la sémantèse [...] ; il est impossible de faire varier ce pronom en genre et en nombre : la personne d’univers est neutre et non nombrable, le pronom ne symbolise aucun être, animé ou non, isolable de la sémantèse verbale et par là assimilable à un être agissant. Le phénomène n’est pas pensé comme pouvant avoir une causation extérieure à lui-même. » (ibid. 64) Enfin Moignet parle également du pronom il comme étant « le support spatial nécessaire à l’évocation de tout phénomène s’inscrivant dans le temps » .(ibid.)

    Ce lien entre la personne d’univers et le il impersonnel semble maintenant bien admis en psychomécanique. On reconnaît généralement que le il impersonnel est le signe de la personne d’univers. Il évoque l’univers du pensable. Il est la possibilité de tous les supports du langage. Il représente la personne d’univers avant toute référence au moi. Il représente un support non désignable, un support qu’il est impossible de désigner par un substantif. Ne remplaçant jamais un nom, il est davantage un pro-personne qu’un pro-nom. Le ilimpersonnel – au même titre que jetu et il (personnel) – fait partie des pronoms existentiels, c’est-à-dire des pronoms qui représentent la personne impliquée dans un événement. Ces pronoms sont une représentation existentielle de la personne, une représentation de la personne définie dans son existence, c’est-à-dire dans sa mise en rapport au temps.

    Aux pronoms existentiels s’opposent les pronoms ontiques qui sont, eux, une représentation de la personne dans l’espace en tant qu’êtres. Les pronoms ontiques correspondant aux pronoms existentiels jetu et il(personnel) sont les pronoms moitoi et lui moi définit en tant qu’être spatial la personne qui parle, toi, la personne à qui l’on parle et lui, la personne de qui l’on parle. On conçoit aisément que le il impersonnel n’ait pas de représentation ontique. Ce il ne définit pas un être d’espace, il ne fait que déclarer l’existence d’un certain contenu de pensée évoqué sous forme verbale. C’est le cas par exemple dans Il pleut que l’on peut comparer et opposer à La pluie ! Un même fait d’expérience est évoqué tantôt comme existence dans le temps, Il pleut, tantôt comme être spatial, La pluie !

    Voici des exemples des principaux emplois du il impersonnel en français moderne :

    1. avec des verbes météorologiques : Il pleut / Il neige / Il vente / Il grèle

    2. avec des verbes d’existence : Il y a un enfant dans la rue / Il reste de la neige

    3. avec des verbes de nécessité : Il faut partir / Il faut que tu viennes

    4. avec être + adjectif : Il est important de partir tôt / Il est préférable qu’il parte

    5. avec être + expression de temps :Il est midi / Il est 9h / Il est l’heure / Il est tard

    6. avec faire + adjectif ou nom : Il fait beau / Il fait noir / Il fait jour / Il fait soleil

    7. avec un verbe personnel à la forme active : Il part un train à l’heure

    8. avec un verbe personnel à la forme passive : Il en sera parlé à la réunion

    9. avec un verbe personnel à la forme pronominale : Il se publie trop de livres

    La première catégorie d’exemples, celle des verbes météorologiques, illustre des emplois où le pronom il apparaît comme support spatial obligé d’un événement s’inscrivant dans l’univers spatio-temporel. L’événement que met en cause pleuvoir ou neiger ne peut être évoqué et référé au sujet parlant sans prendre appui sur du spatial. Le rôle du pronom il est ici de déclarer l’existence dans l’univers d’un certain événement. La deuxième série d’exemples illustre des emplois dits existentiels. Dans une phrase comme : Il y a un enfant dans la rue, le sujet parlant déclare l’existence d’une entité spatiale (enfant) en un certain lieu (rue) ; il y a ainsi assertion d’existence par le locuteur d’un être représentable sous la forme nominale enfant. Le il impersonnel représente l’être que recouvre enfant défini au titre de sa seule présence dans l’univers-espace et non pas la substance enfant, l’étendue spatiale qui porte la substance enfant, ce que ferait le il personnel.

    Les emplois de la troisième et de la quatrième séries peuvent être rapprochés du fait qu’ils impliquent tous un jugement de la part du locuteur. Ainsi, l’idée de nécessité rendue par il faut peut s’exprimer par la forme il est nécessaire, tout comme l’idée de il est important pourrait apparaître sous la forme il importe. Moignet propose d’expliquer l’emploi du il impersonnel avec les verbes de nécessité, le refus de la sémantèse verbale d’être incidente à une personne humaine. Dans ce type d’emploi du pronom il, ce n’est pas tant la forme linguistique utilisée qui compte que le fait que l’expression de la nécessité, de la nécessité vue dominant le moi, exige un pronom support qui fasse abstraction du sujet parlant. Si la présence du moi, ou plus généralement d’une personne humaine, est jugée désirable dans l’expression d’un jugement, qu’il s’agisse de nécessité ou autre, le locuteur aura recours à une forme pronominale personnelle et à un verbe de sémantèse différente, par exemple : Je trouve nécessaire que tu viennes. / Elle doit partir.

    On peut également rapprocher les exemples des séries 5 et 6. Les exemples de la série 5 mettent en cause la position dans le temps du locuteur. Le sujet parlant situe dans le temps, sur une échelle objective, sa propre existence ; il est 9h signifie en fait « j’existe présentement dans un lieu du temps dénommé, sur une certaine échelle, 9h ». Il va sans dire que le locuteur peut situer dans le temps d’autres existences que la sienne ; si l’on a par exemple : Il était midi quand il est arrivé, c’est l’événement arriver qui se voit assigner un lieu du temps, midi. L’imparfait institue le rapport temporel au sujet parlant en indiquant que le lieu du temps nommé midi se situe dans l’époque passée. Le rapport au temps peut également se faire sur une échelle subjective. Quand on dit par exemple : il est l’heure / il est tard, on ne prend pas pour repère simplement une heure particulière, minuit ou 9h, mais également un événement que l’on met en rapport avec cette heure, par exemple : il est l’heure de partir / il est tard pour changer d’idée.

    Les exemples de la série 6, comme les exemples de la première série, évoquent l’univers spatial du locuteur. Ici, par contre, ce n’est pas un événement météorologique particulier (neigerpleuvoir) qui est évoqué. La caractérisation qui est faite de l’univers spatial du locuteur prend ici une forme nominale, substantivale ou adjectivale, on pourrait dire une forme statique, une forme typiquement spatiale. L’emploi du verbe fairedans ce genre d’exemples est intéressant ; avec faire on introduit l’idée d’un procès, d’une activité, si minimale soit-elle, que l’on reconnaît à l’univers.

    Finalement, les trois dernières séries d’exemples illustrent bien le lien entre le sujet, qui est partout le il impersonnel, et la catégorie de la voix. On sait que la voix traduit l’implication du sujet dans l’action évoquée par le verbe. On peut s’interroger, à la suite de Moignet, sur la façon dont s’établit la relation entre ce sujet un peu particulier qu’est leil impersonnel et la voix. Moignet explique que c’est alors la sémantèse verbale qui est modifiée, ou plutôt modulée, que le côté opératif du verbe est diminué en faveur de son côté résultatif. « La passivité de la personne d’univers, son manque d’opérativité, entraîne l’orientation de la sémantèse verbale entièrement du côté du résultatif. Avec la personne d’univers, c’est la sémantèse qui est mise en position de passivité et réduite, de ce fait, à ce qui, en elle, est résultatif. » (ibid. 83) Les explications de Moignet sur ces différents emplois du ilimpersonnel ne sont pas toutes simples. Mais on peut comprendre que l’emploi du il impersonnel comme sujet d’événements normalement évoqués à l’aide de sujets pluripersonnels a comme résultat d’enlever à ces thèmes, à ces sujets logiques, une part plus ou moins importante de leur activité, l’activité qui se rattache au sujet, point de départ et causation immédiate de l’événement.

    On peut résumer en disant que le il impersonnel est un pronom existentiel qui se définit en relation avec le temps, c’est-à-dire qui permet d’évoquer une présence au temps. On pourrait ainsi dire que ilest temporel en soi.

    2. Le pronom ce

    Ce pronom a comme origine ecce hoc, démonstratif latin neutre rattaché à la première personne. Dès l’ancien français, ce (ou ço) se retrouve dans différents emplois qui subsistent encore en français moderne. Il apparaît également à cette époque dans des emplois qui ont maintenant disparu ou qui sont demeurés comme archaïsmes : cepouvait alors être complément d’objet et sujet de différents verbes. Plusieurs grammairiens notent que, d’une part, ce a été supplanté dans certains emplois par cela ou ça, et que d’autre part, ce a remplacé le ilimpersonnel dans d’autres emplois. Les grammaires d’usage présentent habituellement une longue liste des emplois de ce. On est beaucoup plus discret sur ce que signifie ce pronom, que l’on rapproche plus ou moins du il impersonnel. On peut ainsi lire chez les Le Bidois : « [...] l’énonciation purement objective, rationnelle, se contente très bien deil ; mais qu’il intervienne un élément subjectif, sentimental, on voit tout de suite paraître ce. La raison en est que cette forme, plus insistante que il, s’accorde mieux au propos qui requiert un accent de force. » (Le Bidois 1935 : 117)

    Comment ce pronom est-il analysé par les guillaumiens ? Moignet regroupe sous l’étiquette de « pronoms dépersonnels » les pronoms démonstratifs et les pronoms possessifs ; il veut ainsi souligner le lien, sous le rapport de la personne, entre ces formes pronominales et les pronoms personnels. À l’intérieur du système des démonstratifs, Moignet voit dans le pronom ce la base de tous les autres pronoms démonstratifs. C’est ainsi qu’il analyse celui en ce [qui est] lui, celle ence [qui est] elle, etc. Il compare lui aussi ce à il ce n’est pas unipersonnel comme il ; il est au contraire pluripersonnel puisqu’il peut rappeler ou appeler une sémantèse extérieure à la sémantèse verbale ; ainsi on peut dire : c’est utile, la réflexion, mais pas : * il est utile, la réflexion. D’après Moignet, le pronom ce représente une forme prédicativée de la personne d’univers par opposition au il impersonnel qui en est une forme réduite. La distinction entre forme prédicativée et forme réduite n’est pas clairement établie ; cette distinction recoupe-t-elle celle que l’on fait entre pronom disjoint et pronom conjoint, ou encore, celle qui existe entre pronom ontique et pronom existentiel ?

    Voici des exemples des principaux emplois de ce.

    A) Emplois considérés comme archaïsmes

    1. ce c.o.d. : ce faisant, ce disant, pour ce faire

    2. ce avec ou sans préposition : sur ce, pour ce ( et ce, ce)

    3. ce sujet de sembler Vous êtes déjà venu, ce me semble.

    B) Ce support de phrase nominalisée

    4. ce support de relative : Ce qui se passe est inquiétant.

    5. ce support de conjonctive : Il faut s’attendre à ce que les gens l’appuient.

    6. ce devant que adverbe de quantité : Ce que c’est beau !

    C) Ce sujet du verbe être

    1. emplois exophoriques

    7. C’est mon frère. / C’est un Gauguin.

    8. C’est beau. / C’est chaud.

    9. C’est grand. / C’est ensoleillé.

    10. C’est l’heure. / C’est jeudi. / C’est l’hiver.

    2. emplois endophoriques

    11. Ce garçon, c’est mon frère. / C’est mon frère, ce garçon.

    12. Une voiture, c’est utile. / C’est utile, une voiture.

    13. Dire la vérité, c’est facile. / C’est facile, (de) dire la vérité.

    14. Il a échoué, c’est dommage. / C’est vrai, (qu’) il fait beau aujourd’hui.

    3. Autres cas

    15. C’est moi qui serai là. / C’est à lui que je m’adresserai.

    16. Est-ce qu’il viendra ? / Où est-ce qu’il habite ?

    D) Ce comme élément formateur : cependant, parce que, n’est-ce pas, c’est-à-dire

    La série A regroupe les emplois considérés comme des archaïsmes. Dans la première série, le pronom ce rappelle ce qui vient d’être dit (ce disant = en disant cela) ou rappelle une action qui vient d’être évoquée (ce faisant = en faisant cela ; pour ce faire = pour faire cela). Les verbes qui permettent ainsi l’emploi de ce en fonction d’objet direct présentent les deux particularités suivantes : premièrement, ils sont employés à une forme du mode quasi-nominal ; deuxièmement, ce type d’emploi se limite aux verbes dire et faire. Le pronom ce a une fonction de rappel également dans la deuxième série d’exemples. On pourrait paraphraser sur ce par sur ces mots ou après ces mots, ou encore parsur ces entrefaitesPour ce se traduit par pour ceci ou pour cela ou encore par à cause de ceci ou à cause de cela. L’emploi de et ce ou dece seul est semblable ; dans tous ces emplois, ce rappelle un élément du discours immédiatement antérieur. En 3, ce apparaît comme sujet du verbe sembler emploi dans lequel on a en français moderne le ilimpersonnel. Ce qui se dégage de ce premier regroupement d’emplois, c’est que le pronom ce a déjà connu des emplois plus diversifiés au point de vue fonctionnel que ceux que l’on connaît aujourd’hui. On peut penser qu’à une certaine époque ce possédait une plus grande autonomie syntaxique que celle qu’il connaît maintenant ; les paraphrases permettent de supposer que le ce d’antan ressemblait aucela moderne.

    Nous avons regroupé dans la série B les trois situations où le pronom cese retrouve comme support de proposition, ou de ce que l’on nomme en psychomécanique, de phrase nominalisée. Pour certains de ces emplois, Guillaume parle de ce comme d’un article spécial, d’un article de phrase, d’un article de nom de discours. D’autres disent que ce est simplement support propositionnel. Si l’on considère les conjonctives comme des noms de discours ou des constructions complexes ayant des fonctions nominales, on peut comprendre l’appellation d’article pour ce. Mais cela n’explique pas pour autant pourquoi c’est le démonstratif neutre ce qui se trouve dans cet emploi et non une autre forme comme par exemplele ou lui.

    La série C regroupe tous les emplois dans lesquels ce apparaît comme sujet du verbe être. Ces différents emplois sont ici classés selon l’opposition exophore/endophore. On parle d’emplois exophoriques lorsqu’un élément linguistique renvoie à un élément du contexte situationnel présent physiquement ou mémoriellement – il s’agit en fait plutôt d’emploi où ce que désigne le démonstratif n’a fait l’objet d’aucun discours antérieur. On parle d’emploi endophorique lorsque qu’on fait référence à un élément qui apparaît dans le contexte linguistique, c’est-à-dire dont on a déjà fait mention dans le discours ou dont on fera mention sous peu. En 7, on parle de valeur de présentatif pour C’est mon frère, et de valeur déictique pour C’est un Gauguin ; ces emplois sont habituellement accompagnés d’un geste. En 8, ce renvoie simplement à un objet de la situation d’énonciation que l’on regarde ou que l’on touche. On peut également parler, comme en 9, du lieu (pièce, maison, etc.) d’interlocution. Ce peut finalement référer de façon plus ou moins large au moment de l’énonciation ; ce sont les exemples en 10.

    Les emplois endophoriques peuvent à leur tour s’analyser en emplois anaphoriques, si l’élément repris par le démonstratif apparaît en discours avant celui-ci, et en emplois cataphoriques si au contraire le démonstratif réfère à un élément linguistique qui lui est postposé. Qu’il s’agisse d’anaphore ou de cataphore, les cas relevés sont pour ainsi dire identiques. Ainsi, dans 11, le pronom ce rappelle ou appelle un syntagme nominal, ce garçon, qui désigne un être singulier. Dans 12, on renvoie à un syntagme nominal dont le sens est générique. Dans 13, ceappelle ou rappelle une sous-phrase infinitive. Et finalement, dans 14, ceréfère à une phrase complète. On peut constater que le pronom ce en emploi endophorique peut se dire aussi bien d’un élément simple, qui a la forme d’un substantif de langue, que d’un élément complexe, qui prend la forme d’une phrase ou d’une sous-phrase.

    Le pronom ce devant le verbe être se retrouve dans d’autres constructions regroupées en 3. Il apparaît dans les structures de mise en relief c’est ... qui, c’est ... que illustrées au numéro 15. Il fait également partie de nombreuses tournures interrogatives, comme en font foi les exemples en 16. Finalement, ce entre dans la formation de certains mots composés comme ceux présentés en D.

    Il ressort de cet inventaire d’emplois une chose ; en français moderne, le pronom ce restreint ses emplois à deux possibilités : il est soit support de phrase nominalisée, soit sujet grammatical du verbe être. Dans ce dernier type d’emplois, on n’observe aucune restriction quant à la nature des êtres auxquels ce renvoie. Il peut s’agir aussi bien d’êtres conçus spatialement, c’est-à-dire qui reçoivent déjà en langue une forme nominale – dans nos exemples : garçonvoiture – que de contenus de pensée évoqués comme événements – dans nos exemples : dire la vérité, il a échouéCe s’oppose ainsi à il qui, comme on l’a vu, est incapable d’évoquer des êtres d’espace ; on ne saurait en effet dire :* Une voiture, il est utile. Cette aptitude à évoquer aussi bien des êtres spatiaux que des événements se traduit également dans la possibilité qu’a ce d’être support de phrase nominalisée.

    On peut donc supposer que ce prend sa définition à l’espace, qu’il est en fait une représentation générale d’espace. On peut dire que ce est ontiquement spatial. Ce est le signe d’un espace, d’un espace vide, d’un espace défini uniquement comme contenant et destiné, par le fait même, à recevoir un contenu spatial. C’est ce que l’on observe en discours. Ce contenu lui est fourni soit par une phrase nominalisée soit par un prédicat ayant la forme être + qqc. Dans ce dernier cas, ce contenu est attribué à ce par l’intermédiaire de être, que l’on peut considérer ici comme copule ou verbe attributif. Dans une phrase comme C’est mon frère, on évoque un espace avec ce et on attribue ensuite à cet espace un contenu de nature spatiale, mon frère. Cette définition du pronom ce comme espace vide permet de comprendre pourquoi il ne peut se retrouver qu’avec un prédicat de forme être + qqc ; en effet, un espace vide, un contenant, ne peut se voir attribuer un comportement, ce qu’expriment tous les verbes autres que être. Un espace ne peut se voir attribuer qu’un contenu. Et ceci nous conduit au troisième pronom, ça.

    3. Le pronom ça

    On s’entend généralement pour voir en ça une forme réduite – on dit également une forme familière – du pronom neutre cela. Cette réduction de cela à ça serait attestée depuis le milieu du XVIIe s.

    Moignet analyse cela, et par conséquent ça – de même que ceci – comme des formes prédicativées du pronom ceCela s’analyse en ce [qui est] là et ceci en ce [qui est] ci, les particules adverbiales -ci et -laapportant ici une détermination de caractère locatif au pronom ce. Pour Moignet, cecicela et ça sont les signes de la personne d’univers représentée à un degré plein. Rappelons que Moignet distingue en effet trois degrés de représentation de la personne d’univers : un degré réduit que représente le il impersonnel et le le neutre, un degré prédicativé représenté par le pronom neutre ce et un degré plein représenté parcecicela et ça. Pour Moignet donc, ilce et ça sont trois représentations différentes de la personne d’univers.

    Voyons maintenant les emplois de ça. Du point de vue fonctionnel, ça ne semble présenter aucune restriction ; on le retrouve dans toutes les fonctions substantivales : sujet (sauf habituellement avec le verbe être), c.o.d., complément sous préposition, apposition, attribut. D’un point de vue référentiel, on peut, comme pour les emplois de ce, répartir les emplois de ça en emplois exophoriques et en emplois endophoriques. Voici ces différents cas d’emploi :

    A) Emplois exophoriques

    1. Donne-moi ça. / Il est grand comme ça.

    2. Est-ce que ça fait mal ? / Qu’est-ce que ça sent ? / Ça, c’est un homme ?

    3. Comment ça va ? / Ça va très bien.

    4. Tout ça m’est égal. / C’est comme ça.

    5. C’est toujours ça ! / C’est déjà ça ! / Ça y est !

    6. Il n’y a pas moyen de l’arrêter, il fait ça toute la nuit. (R. Gary)

    7. Ça pleut !

    B) Emplois endophoriques

    8. Une voiture, ça coûte cher. / Un enfant, ça occupe.

    9. Ça arrive souvent, de telles histoires. / Les parents, ça ne comprend rien.

    10. Ça m’a déplu, ce qu’il a dit. / Ça m’a déplu, qu’il ne réponde pas.

    11. Dormir en plein jour, ça m’arrive. / Ça m’arrive de dormir en plein jour.

    C) Autres cas

    12. pour renforcer une interrogation : Qui ça ? Où ça ? Quand ça ? Lui ça ?

    13. comme interjection : Ah ça ! Ça alors !

    14. dans des expressions figées : comme ci, comme ça

    Dans la série A, ça renvoie à des objets de pensée qui n’ont fait l’objet d’aucune mention dans le discours antérieur. Dans les exemples de la série 1, ça est accompagné d’un geste ; dans le premier exemple, il désigne un objet présent dans la situation d’énonciation et dans le second, il représente un objet d’une certaine grandeur. Dans la série 2,ça renvoie également à un objet présent dans la situation d’énonciation, mais ici aucun geste n’est nécessaire. Dans les séries 3 et 4, ça renvoie à quelque chose qui n’est pas physiquement perceptible et qui est beaucoup plus vague. Ainsi, dans Comment ça va ? ça se réfère à la vie, à la situation en général du locuteur ou de l’interlocuteur. Dans Tout ça m’est égal ou dans C’est comme ça on évoque plutôt une situation particulière, la situation dans laquelle se trouve le sujet parlant. Çasemble encore plus particulier dans les exemples de la série 5 ; çasemble ici évoquer un point bien précis, quelque chose qui a été obtenu. L’exemple 6 illustre la possibilité pour ça de se substituer à un mot de langue pour désigner un contenu de pensée que l’on refuse d’évoquer trop directement. Finalement, l’exemple 7 montre un cas où ça remplace le il impersonnel. Les grammairiens s’entendent pour dire que l’emploi de ça dans ce cas est plus expressif, plus actuel, plus concret que ne l’est le il impersonnel.

    La série B regroupe des exemples dans lesquels ça réfère à un contenu de pensée évoqué dans le discours antérieur ou postérieur. En 8 et 9, ces contenus de pensée sont évoqués sous une forme nominale (voiture,enfanthistoires, parents). On remarque que le nom que reprend ça est en emploi générique (en 8) ou employé au pluriel (en 9). Il semble en effet difficile de concevoir la reprise d’un singulier par ça ; l’anaphore se fait dans ce cas avec le pronom personnel. Ça peut également reprendre un contenu de pensée évoqué par une sous-phrase relative ou conjonctive (exemples en 10) ou par une sous-phrase infinitive (exemples en 11). Finalement, ça se retrouve dans d’autres emplois qui apparaissent aux numéros 12, 13 et 14. Ça peut en effet venir renforcer une interrogation (exemples 12) ; l’ajout de ça a un peu l’effet de répéter ou d’expliciter ce sur quoi porte l’interrogation (la personne, le lieu, le moment, l’identité d’une personne). Ça apparaît également dans certaines interjections (exemples 13) – ces emplois se rapprochent de certains emplois classés exophoriques (série 5). On trouve également çadans certaines expressions figées comme dans l’exemple 14.

    Retenons de cet inventaire d’emplois que du coté référentiel ça peut référer à des contenus de pensée représentables ou non sous forme nominale. Du côté fonctionnel, la seule limitation semble être la fonction sujet du verbe être, fonction réservée au pronom ce. L’aptitude fonctionnelle de ça se compare donc à celle des pronoms personnels ontiques moitoilui.

    Comment maintenant situer ça par rapport à ce ? Si ce représente bien, comme nous l’avons vu plus tôt, un espace vide, un espace dépourvu de contenu et considéré uniquement comme contenant, on peut penser queça représente, lui, un espace plein, un espace rempli et dont le contenu se détermine en discours. Ce contenu peut avoir comme origine un élément de la situation d’énonciation (emplois exophoriques) ou un élément du discours (emplois endophoriques). Un espace plein définit un être, et à un être, on peut attribuer un comportement, d’où la possibilité d’employer ça comme sujet de verbes qui impliquent des actions – c’est-à-dire tous les verbes autres que être – de même que dans toutes les autres fonctions nominales (c.o.d., complément prépositionnel, etc.). Ça, comme ce, serait donc lui aussi ontiquement spatial, mais il s’oppose àce par le fait qu’il représente un espace plein, c’est-à-dire un être.

    Que retenir de tout cela ? Du côté de l’emploi, ilce et ça ne présentent pas les mêmes aptitudes fonctionnelles : il ne s’emploie que comme sujet de certains verbes que l’on dit impersonnels ; ce peut être soit support de phrase nominalisée, soit sujet du verbe être ça ne présente aucune restriction fonctionnelle sauf celle d’être sujet de être, fonction réservée à ce. Du côté signifié, on peut également tirées certaines conclusions. On peut dire que il est un pronom existentiel qui se définit par rapport au temps, que il est en soi temporel. Ce et ça, au contraire, tirent leur nature de l’espace. Ils sont tous deux signes de représentation spatiale. Ils sont de nature spatiale. Ce représente un espace conçu uniquement comme contenant, un espace vide destiné à recevoir en discours un contenu. Ça représente un espace auquel on a déjà attribué un contenu ; il est un espace plein, un espace contenant rempli d’un contenu quelconque. Ça est par conséquent le signe d’un être, d’un être conçu spatialement.

    Source :http://www.fondsgustaveguillaume.ulaval.ca/articles/chercheurs/guenette/art_1aa.htm