• Quand nous habitions tous ensemble(V.Hugo)

    Quand nous habitions tous ensemble  
     

     

    Quand nous habitions tous ensemble
    Sur nos collines d'autrefois,
    Où l'eau court, où le buisson tremble,
    Dans la maison qui touche aux bois,

     

    Elle avait dix ans, et moi trente ;
    J'étais pour elle l'univers.
    Oh ! comme l'herbe est odorante
    Sous les arbres profonds et verts !

     

    Elle faisait mon sort prospère,
    Mon travail léger, mon ciel bleu.
    Lorsqu'elle me disait : Mon père,
    Tout mon cœur s'écriait : Mon Dieu !

     

    A travers mes songes sans nombre,
    J'écoutais son parler joyeux,
    Et mon front s'éclairait dans l'ombre
    A la lumière de ses yeux.

     

    Elle avait l'air d'une princesse
    Quand je la tenais par la main.
    Elle cherchait des fleurs sans cesse
    Et des pauvres dans le chemin.

     

    Elle donnait comme on dérobe,
    En se cachant aux yeux de tous.
    Oh ! la belle petite robe
    Qu'elle avait, vous rappelez-vous ?

     

    Le soir, auprès de ma bougie,
    Elle jasait à petit bruit,
    Tandis qu'à la vitre rougie
    Heurtaient les papillons de nuit.

     

    Les anges se miraient en elle.
    Que son bonjour était charmant !
    Le ciel mettait dans sa prunelle
    Ce regard qui jamais ne ment.

     

    Oh ! je l'avais si jeune encore
    Vue apparaître en mon destin !
    C'était l'enfant de mon aurore
    Et mon étoile du matin.

    Victor HUGO Les Contemplations 1856