• La littérature et la construction du sens

    La littérature et la construction du sens


     

    Ou quand l'acte de lire devient un acte de plaisir.

     

    I- Mise en situation : Comment aborder en classe un texte littéraire ? Faut-il faire référence à son contexte historique et culturel? Faut-il le rattacher à la biographie de l'auteur ? Faut-il s'attacher à sa forme autant qu'à son contenu ? L'étude d'un texte littéraire est-elle unique, plurielle, personnel[1]? Pour tenter une démarche, au niveau didactique, visant à sonder le texte littéraire, pour y faire construire du sens par les élèves, il est nécessaire d'interroger sa littérarité. Le concept de littérarité[2] était inventé par Roman Jakobson qui le définit comme étant « ce qui fait d'une œuvre donnée une œuvre littéraire[3] ». A partir de cette définition, on s'aperçoit de la difficulté que revêt la charge sémantique qui habille ce concept. D'ailleurs, celui-ci est devenu l'objet d'essai d'approfondissent de la part de théoriciens et de poéticiens[4]. Cela a fait germer deux approches du texte littéraire et par extension, de la construction de son sens ou plutôt de ses significations[5], à partir : un, du texte lui-même au niveau de l'étude de sa forme et deux, de la réception subjective dictée par le plaisir même que sa réceptivité provoque.

    II- Problématique : Quelles sont donc les démarches d'ordre intellectuel et méthodologique qui favorisent une approche ordonnée, argumentée et agencée de la construction d'un sens? La littérarité du texte littéraire ne devrait-elle pas se suffire à elle-même pour donner au lecteur ce plaisir nécessaire et indispensable pour une éternelle récidive : l'amour de la lecture ?

    III- Plan : Il sera question d'interroger, au niveau didactique, certaines méthodes de lecture, qui participent à la construction d'un sens[6] à partir du texte littéraire, leur statut, leur valeur et leurs limites. Puis, l'attention se portera sur le rapport intrinsèque entre la réception du texte littéraire et la sensibilité du lecteur. On se demandera enfin pour quelles raisons la didactisation de l'oeuvre littéraire ratte sa cible et bloque toute tentative d'une lecture autonome dégagée de contraintes.

    Une des méthodes héritée de la tradition scolaire du XIX siècle est l'explication du texte. Le texte littéraire est abordé par l'enseignant, « expert » en la matière, parle du texte devant un public d'élèves pour leur exposer « un modèle moral à suivre », « une identité culturelle à s'y imprégner » ou encore pour « se forger un style sur le modèle des grands écrivains. »[7] Il s'agit de dévoiler le sens d'une page à un public d'élèves passifs. Cette méthode fut rattachée d'un côté à l'étude du texte littéraire et à apprentissage de la lecture, et d'autre côté, à des représentations tenaces que l'enseignant a de la lecture, de la littérature et de son acte pédagogique.

    Cette pratique de la lecture est désormais très critiquée[8] car elle ne répond pas aux exigences que demande la société : on ne lit pas pour comprendre un message écrit, mais pour construire une signification[9]. Passer de l'explication du texte : centrée sur ce que fait l'enseignant, vers la lecture méthodique du texte : centrée sur ce que fait l'apprenant, devient donc une chose fondamentale. Initier les élèves à la lecture des œuvres littéraires en les dotant de capacités de lecture : méthode, outils d'analyse et moyens pour justifier telle ou telle interprétation et élaborer successivement du sens[10], tel est le but de l'enseignement de la lecture méthodique en classe de français. C'est de tels moyens que permettent les sciences du langage et les nouvelles théories littéraires. On parle d'une relation au sens, une sorte d'interaction entre le lecteur, en tant que récepteur[11] d'un message particulier : le texte littéraire, et le producteur, qui est ici l'auteur d'une production artistique particulière : le texte littéraire. Chercher le mode d'appropriation effective du texte littéraire par les élèves, c'est chercher plutôt à le doter de procédures, d'outils, de méthodes pour construire sa signification.[12]

    Pourtant, cette lecture a connu bien des dérives : taxée de techniciste[13] car elle s'inspire de « grilles d'analyse », préétablies, qu'elle essaie d'appliquer aux textes, la lecture méthodique de ce fait a manqué son objectif. D'où une recherche d'alternatives trouvées du côté de la lecture analytique[14]. Cette lecture part du principe de l'existence d'un sens immanent au texte qu'il faut interroger au terme d'une problématique, d'une hypothèse de lecture qu'il faudrait valider par l'étude des techniques d'écriture. Or, pour savoir lire, on devrait, dit-on, maîtriser un ensemble de règles : comme celles qu'on devrait maîtriser pour avoir son permis de conduire. Cela devient une évidence. Savoir analyser un texte devient une condition sine qua none pour devenir un bon lecteur.

    Pourtant, malgré les avancés en terme de méthodologie de lecture, malgré les outils dont dispose les élèves, ne parle-t-on pas, aujourd'hui, de la crise de la lecture?

    Au début, la relation était simple : la littérature et l'acte de lire. La lecture, n'était-elle pas deux siècles auparavant chose communément admise ? Concernant la didactisation de l'apprentissage de la lecture par l'élève : la question n'est pas seulement de savoir quelle approche est efficace pour étudier le texte littéraire : explication de texte ou lecture méthodique ou analytique, mais est-ce que ce même élève lit ou pas le texte littéraire ? Parmi donc les dérives résultantes de l'application de méthodes nouvelles de lecture est l'enseignent d'un savoir sur la littérature au lieu de l'enseignement de la littérature pour elle-même.

    D'ailleurs, au lieu de lire son roman, l'élève se contente d'en lire les analyses, les études : tout ce qui y tourne autour. Dans les meilleurs des cas, il se contente de la lecture d'extraits en écartant toute lecture intégrale d'une œuvre littéraire donnée[15]. La plupart des étudiants, même d'un niveau universitaire se détournent de la fréquentation de la lecture. On apprend des méthodes pour ne pas s'en servir, comme on apprend le code de la route pour seulement obtenir son permis !

    L'objectif n'est pas aujourd'hui d'éduquer l'élève à lire, mais de lui faire « acquérir des méthodes applicables[16] aux objets à lire. » Seulement, est-ce que l'acte délibéré de lire est chose acquise ? A quoi bon disposer d'outils dont on ne se sert que pour passer des examens ? Les outils d'analyse disposés et à la portée des élèves leurs permettent-ils pour autant de développer des aptitudes réflexives, une imagination et une sensibilité esthétique ? Apprendre à lire et à aimer la lecture, c'est développer le goût et la pratique de la lecture. La maîtrise des outils d'analyse du texte littéraire donne-t-il pour autant ce plaisir à lire les romans, les pièces de théâtre ou les recueils de poésie ?

    Aussi, c'est à une éducation de la sensibilité littéraire qu'il faudrait orienter les recherches en didactique. L'enseignement de la littérature a pour objectif terminal la culture et l'amour de la lecture.

    En effet, pour apprécier la littérature, il est fondamental de lire le texte littéraire, non un ensemble d'extraits éparpillés servant de prétexte à un travail sur une problématique ou un objet d'étude. Or aussi, Il est nécessaire d'opposer lecture cursive avec une lecture libre. La première est dite « scolaire » car elle vise un exercice « scolaire », mais la seconde, dite de découverte donne à l'œuvre son charme. Il s'agit avant tout d'une lecture dépourvue de toute prétention et de toute érudition. C'est une lecture libre parce que non utilitaire. C'est à cette éducation qu'il est nécessaire d'initier le lecteur[17], qu'il soit un enfant de quatre ans ou un adulte de quatre-vingt. Savoir disserter sur une problématique se rattachant à un roman n'a jamais été l'équivalence de l'appréciation de sa valeur propre et par conséquent ne pourrait être un déclencheur pour sa lecture présente ou avenir. Une lecture authentique, même la plus naïve, vaut mieux qu'une lecture tranchée, paresseuse, utilitaire. La lecture certes est un acte qui demande de l'effort et de la persévérance, mais cet effort et cette persévérance s'éduquent et se cultivent. Ne dit-on pas que telle ou telle personne est cultivée car elle favorise la lecture à d'autres préoccupations ?

    Conclusion : Est-ce qu'il s'agit d'apprendre à analyser une œuvre littéraire ou à aimer lire de la littérature. Fallait-il favoriser le but ou le moyen ? Apprendre à analyser le texte littéraire est une chose, mais apprendre à aimer la littérature en est une autre. Pour aimer la littérature, la première chose à faire est d'apprendre à supporter l'acte même de lire. C'est un acte de plaisir certes, mais qui demande un vrai investissement énergétique et une vraie concentration. L'œuvre littéraire permet de cultiver l'imagination du lecteur dans un monde façonné par des images, dans un monde qui invite à la paresse. L'acte de lire le roman, le théâtre, la poésie invite donc à l'instigation de l'imagination, à son développement et à sa culture…



    [1] Voir l'article de Denis Legros ( Signification)

    [2] CNRTL, « La littérarité serait à la littérature ce que la langue est à la parole chez Saussure, c'est-à-dire ce que toutes les œuvres de la littérature ont en commun,… R. Jakobson donna à cette idée sa formule définitive : « L'objet de la science littéraire n'est pas la littérature, mais la « littérarité », c'est-à-dire ce qui fait d'une œuvre donnée une œuvre littéraire »);

    [3]Jean-Marie SCHAEFFER, Tzvetan TODOROV, « POÉTIQUE », Encyclopædia Universalis, «… l'objet « littérature », il est certain que ce nom, ou l'un de ses équivalents, a toujours été employé pour désigner une parole qui doit susciter le plaisir ou l'intérêt de ses auditeurs et lecteurs, qui est destinée à durer et qui, de ce fait, est plus élaborée que la parole quotidienne. »

    [4] wikipedia.org : la littérarité. (De nombreux théoriciens et poéticiens ont tenté d'approfondir ce concept en définissant quelles étaient les particularités du texte littéraire)

    [5] Denis Legros, La signification, « … le sens est ce qui reste stable dans la compréhension d'un texte, quels que soient les lectures et les lecteurs. La significationdésigne ce qui change, c'est-à-dire ce qui résulte du lien que nous établissons entre le senset notre expérience individuelle, riche de notre histoire et des apports des autres cultures (Eco, 1979). La signification est donc plurielle, variable, ouverte. On ne peut donc pas parler de contresens dans l'interprétation d'un texte, si une œuvre est inépuisable et si chaque époque la reçoit à sa manière. Ainsi, cette distinction entre sens et significationpermet de rendre compte des différentes lectures d'un texte, qui varient selon les lecteurs et les différents contextes, historiques, sociologiques, culturels. »

    [6] (Denhière, Bourguet, Legros & Thomas, 2000), Représentation mentale , « Lire un texte n'a de sens que dans la mesure où cette activité s'accompagne de la compréhension de ce qui est lu. Comprendre un texte, ce n'est pas en rechercher le sens, aucun énoncé n'a un sens, si l'on entend par là qu'il possède une propriété sémantique qui lui soit inhérente. L'énoncé est seulement susceptible de produire une signification si le lecteur lui en donne une. »

    [7] Michel DESCOTTES (1988) La lecture méthodique p.21.

    [8] Valentine Dussert, « La lecture méthodique a d'abord remplacé l'explication de textes, jugée prétentieuse car trop magistrale, et souvent linéaire donc parfois morcelée. »

    [9] (Denhière, Bourguet, Legros & Thomas, 2000), Représentation mentale , « Comprendre un texte implique donc de construire sa signification, c'est-à-dire une représentation mentale cohérente de son contenu. « Cette construction s'effectue toujours par le biais d'une interaction entre un texte composé d'informations explicites et implicites agencées selon les règles d'usage d'une langue donnée et un lecteur disposant de bases de connaissances conceptuelles et linguistiques sur lesquelles interviennent un certain nombre de mécanismes ou procédures »

    [10] Alain VIALA ( )LITTÉRATURE : Du texte à l'œuvre, Encyclopædia Universalis « il s'agit de lui donner les moyens de trouver et de construire des sens plus riches. »

    [11] idem, « … en matière de réception le lecteur fait la moitié du travail du sens. »

    [12] Eveline Charmeux, La construction du sens : comment se fait-elle ? « … la signification apparaît comme une construction, fortement dépendante de ce que sait le lecteur et de ses réactions personnelles. »

    [13] Idem, « La lecture analytique a ensuite remplacé la lecture méthodique, jugée trop systématique, techniciste, jargonnante, formaliste... car elle avait tendance à utiliser des « grilles de lecture » préétablies... »

    [14] Idem, « … la lecture analytique « a pour but l'examen méthodique des textes et constitue un travail d'observation des éléments constitutifs de ceux-ci, suivi d'un travail d'interprétation. Elle permet aux élèves de s'approprier progressivement les perspectives d'études et de distinguer celles qui sont les plus pertinentes selon les textes étudiés. »

    [15] André Ouzoulias, Construction du sens, « De telles pratiques de lectures sont historiquement plus récentes et ont donné lieu au développement de types d'écrits ' fragmentés ' »

    [16] Grilles d'analyse, schémas, etc.

    [17] Jonathan GRAINGER, Johannes ZIEGLER, « APPRENTISSAGE DE LA LECTURE », Encyclopædia Universalis, L'apprentissage explicite « de la lecture »(avec maître) bascule alors vers l'apprentissage implicite (sans maître). On parle alors d'un mécanisme d'auto-apprentissage, car c'est l'acte même de la lecture qui renforce la lecture. »